La chique à Médor, voyage au pied de la misère

Pour voir de ses yeux l’évolution de la chique, épidémie qui sévit dans la montagne des Cahos dans le département de l’Artibonite, la première dame de la République, Sophia Martelly, s’est rendue, le lundi 17 mars, à Médor, sixième section communale de Petite-Rivière de l’Artibonite. Les yeux grands ouverts sur un problème de santé publique.

Blottie dans ce haut massif des Cahos lié à la chaîne d’Ennery qui pourrait culminer à environ 1 000 mètres d’altitude, Médor ouvre ses plaies. De la chique qui infeste son sol à ses mornes nus, de ces talons fendillés d’adultes et d’enfants qui vont nu-pieds, le drame de la misère se joue dans les points culminants des zones difficiles d’accès en Haïti. Accompagnée des membres de son bureau, des représentants du ministère de la Santé publique et de la Population (MSPP), de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah), entre autres, Madame Martelly a grimpé ce massif en jeep tout-terrain. Les véhicules qui l’ont suivie ont été à bout de souffle sur ces routes dentelées de pierres effilées où l’on filait parfois sur un mouchoir étendu aux bords des falaises. Au bout de cet exploit: quatre crevaisons de pneus, dont un de la grosse cylindrée de la première dame.

La chique à Médor

Le visage d’un enfant se tord de douleur. A l’aide d’une pince, une auxiliaire essaie d’extraire de la plante des pieds de celui-ci un parasite qui a provoqué des lésions cutanées. Ces affections sont dues à une petite puce, la tungose ou sarcopsyllose, un spécimen de « tunga penetrans ». A Médor, section communale où les amas de pierres diaphanes montrent leurs dents comme des affamées squelettiques trépassant au bord d’un chemin poussiéreux, la tungose est connue sous le nom de chique. Un vieil homme regarde, impassible, un médecin plonger une pince dans l’orifice cutané de son gros orteil. Mains gantées, Chatelier Morel, le médecin épidémiologiste et une auxiliaire vident l’une après l’autre les poches des orteils du patient mangés par des boutons blancs. Madame Martelly, interloquée de voir l’homme garder une attitude sereine quand les autres patients que l’on soigne comblent de cris le dispensaire, s’adresse au médecin pour mieux appréhender ce qui se passe.

Évitant de conjecturer sur ce cas précis, – psychologie du disciple d’Hippocrate oblige, – le Dr Morel se lance dans des explications. Il apprend à la première dame que lorsque cette pathologie arrive à un stade avancé, elle travaille l’organe infecté en profondeur, provoquant parfois la gangrène. Il lui fait observer quelques particules noires dans l’orifice cutané ouvert. « Ce sont des chiques », précise-t-il, des parasites qui creusent leur nid dans le corps.

Ces vulnérables

Les personnes les plus touchées par ces parasites sont ceux qui sont les plus vulnérables. Le visage ridé, Marcelin Lima, de la localité de Kapesin, n’a aucune idée de son âge, mais il se souvient que depuis l’année 2010, une douce démangeaison l’accompagnait chaque jour. « Je ne savais pas que j’avais la chique. Mais je grattais. Ma femme grattait aussi. On consultait les médecins pour d’autres cas, mais pas pour ça », dit ce patient dont la femme se fait soigner le même jour dans un autre dispensaire de la section communale de Petite-Rivière.

Les pieds entourés d’un pansement, à côté de ceux des autres patients plongés dans des solutions aqueuses rouge de bétadine dans des cuvettes, le sourire de Lima luit comme la vaseline brillant sur la peau tuméfiée. Le sourire large de Lima découvre des gencives amplement dégarnies et des caries en profondeur. Le motif de cette joie ? Il a reçu une paire de chaussures et des chaussettes pour se protéger de son environnement. La première dame envisage de retourner à Médor. Elle a apporté un bon millier de chaussures et de chaussettes aux habitants de cette communauté qui se préparent à fêter la Saint-Joseph. Lima est pauvre. Bien qu’ayant deux enfants, il n’arrive pas à les mettre à l’école. Sauf son aîné âgé de vingt ans, en huitième année fondamentale, reçoit le pain de l’instruction. Son puiné, 16 ans, n’a jamais fréquenté l’école. « Eux n’ont pas la chique », met-il un point d’honneur à préciser. Une bonne centaine de patients ont été soignés à Médor durant la visite de la première dame. Toutes les victimes de la chique ont la plante des pieds déchiquetée. Les chemins des localités d’où ils viennent ont des roches effilées qui fendillent le cuir du plat du pied. « Nous devons éradiquer la chique dans notre section communale parce que les patients qui arrivent de Vieux zoranger, Cigala, Kapesi, Maugé, Bwajou, Simonette, Corion, Morne Georges, Marinette marchent nu-pieds », signale Philippe Orléus, auxiliaire du dispensaire de Médor.

Pour soulager la souffrance de ces victimes, la Fondation Rose et Blanc et madame Martelly sont venues sur les lieux. « La fondation Rose et Blanc, qui vient en appui au ministère de la Santé publique et à la Direction sanitaire du département de l’Artibonite, a apporté des chaussures et des chaussettes pour les patients afin qu’ils ne vaquent plus les pieds nus à leurs occupations. C’est encore une autre façon de les retirer de ce cercle vicieux », a souligné la première dame à qui on a appris que certains paysans d’ici ne se chaussent que pour aller à la messe du dimanche et dans les grandes cérémonies. Signe patent de misère dans une communauté qui a dévasté les moindres arbres dans ces montagnes très inclinées dont les pierres miroitent au soleil.
 
Des vagues pour attirer l’attention
 
Pour une alerte contre la chique, les médias en ligne ont sorti leurs trompettes et ont donné froid dans le dos. On parlait de morts. Le directeur du département sanitaire de l’Artibonite, le Dr Roberd Honoré, a précisé qu’ « il n’y a eu aucun mort dû à l’épidémie de la chique dans l’Artibonite. Toutes ces vagues ne visaient qu’à attirer l’attention sur une communauté restée trop longtemps dans l’ombre. Nous autres, de notre côté, nous allons faire le suivi. » Pour le comité de suivi le Dr Honoré a précisé la composition de cette structure: membres d’unité communale de santé, de direction sanitaire de l’Artibonite, des professionnels de la santé, des agents de santé communautaire polyvalents, des leaders communautaires, des CASEC, etc.
 
En dépit de toute prévention dans un lieu aussi vulnérable, allons-nous faire des coups d’épée dans l’eau ? Un point relaté par un cadre du ministère de la Santé publique, le Dr Jocelyne Pierre-Louis, a fait bondir d’étonnement plus d’un. « Dans le contexte de la tungose, cette maladie cutanée parasitaire est aussi imputable à certains comportements. A titre d’exemple, pour éviter le vol, dans certains endroits du pays, les animaux des paysans sont parfois gardés à la maison. Un tel comportement se révèle comme une arme à double tranchant. Le paysan ne voudrait pas qu’on lui vole ses biens, alors, il dort avec ses cabris, ses porcs et ses bœufs. Mais le pauvre, il ne sait pas que ces animaux sont des hôtes à sang chaud. La puce, elle, est dans son élément. C’est le sang qui engendre la fécondation de la femelle. » Ainsi, la tungose ou sarcopsyllose, la tunga penetrans, la puce ! Qu’importe comment on l’appelle, elle est corrélée à plusieurs facteurs: économie, éducation, hygiène, environnement…, sécurité publique. Ah la chique !
 
Claude Bernard Sérant