Nos voisins dominicains et Nous
Je n’arrive pas à m’associer à l’euphorie qui se dessine au ministère des Affaires étrangères et des Cultes, suite à la médiation vénézuélienne qui « semble porter des fruits », selon la une du Nouvelliste du week-end dernier. Ma réticence tient au fait que, plus de deux mois après l’adoption de la Résolution 168-13 du tribunal constitutionnel dominicain, un triple constat s’impose.
Primo, l’establishment dominicain, qui a inspiré cette résolution, n’a rien fait pour en diminuer l’impact. Encore moins pour la mettre en veilleuse. Ou pour la retirer de l’arsenal juridique de la République dominicaine. Deuzio, la résolution est, dans la pratique, déjà en application. Tertio—et c’est le constat qui nous préoccupe le plus —, après avoir dramatisé comme il se devait la situation, la partie haïtienne semble vouloir tout faire maintenant pour la dédramatiser. Que s’est-il donc passé ? L’on apprend qu’un « accord » a été signé sous les auspices du Venezuela aux termes duquel Haïti et la République dominicaine se sont entendues pour résoudre par le dialogue tous les problèmes liés à la Résolution 168-13, et aussi pour prendre les dispositions nécessaires afin d’assurer le respect des droits des personnes d’origine haïtienne nées en République dominicaine.
« L’accord »“ semble indiquer également que nos voisins ont promis de publier dans les prochains jours un ensemble de mesures visant le respect des droits des immigrants d’origine haïtienne. Je voudrais bien que quelqu’un m’explique ce que cela signifie et quel est le contenu réel de cet accord. En tout cas, si la République d’Haïti a souscrit à un texte de ce type, je me dois de féliciter nos voisins qui se sont organisés pour remporter une éclatante victoire diplomatique sans rien céder sur l’essentiel. Par cet « accord », ils ont réussi à bloquer et même à annuler les efforts des instances régionales et internationales. Ils ont éliminé la pression qui pesait sur eux. Ils ont porté la République d’Haïti à inviter ces instances à mettre en veilleuse leurs actions afin de permettre aux « deux pays frères » de résoudre leurs différends par le dialogue direct. Mieux, nos voisins ont réussi à transformer un dossier à répercussion internationale et multilatérale en une petite affaire bilatérale haïtiano-dominicaine. C’est peut-être le moment de rappeler à nos compatriotes que nos voisins ont développé depuis longtemps vis-à-vis d’Haïti une politique et une feuille de route qu’ils suivent méthodiquement d’un gouvernement à l’autre.
Cette politique consiste, entre autres, à faire en faveur d’Haïti des déclarations publiques et des gestes concrets de solidarité tout en se positionnant pour avoir un mot à dire dans tout ce qui nous concerne. Il faut savoir aussi qu’il n’y a pas, au niveau de l’establishment dominicain, des divergences fondamentales quant au contenu de la Résolution 168-13. Il n’y a que des différences de degré quant à son mode d’application. Cet establishment qui maîtrise parfaitement la théorie du « good cop bad cop » sait comment répartir minutieusement les rôles quand il s’agit pour lui de défendre sa conception de l’intérêt national. En effet, pendant qu’une frange de l’establishment (la Présidence, la Conférence épiscopale ) adopte une position modérée , une autre frange adopte des positions si extrêmes qu’elle voudrait déclarer persona non grata tous ceux qui critiquent la résolution. En outre, quand il s’agit d’Haïti, cet establishment cultive une forme de nationalisme et un concept de souveraineté qui peuvent aisément être assimilés à de l’haïtianophobie. Beaucoup de faits historiques peuvent être cités à l’appui de cette thèse.
Leonel Fernandez lui-même, qui a donné tant de témoignages de solidarité avec Haïti et ses dirigeants, n’a pas toujours été capable de maîtriser ses pulsions et ses émotions négatives à l’endroit d’Haïti. En effet, quand, en 2005, le groupe American Dialogue, basé à Washington DC , avait écrit que « l’île d’Hispaniola était habitée par deux Etats en faillite » , le président Fernandez s’était montré tellement vexé qu’on ait osé mettre son pays dans le même panier qu’Haïti qu’il avait complètement négligé de donner la réponse qu’il fallait à American Dialogue qui s’était montré plutôt injuste vis-à-vis de son pays. Il a choisi d’exprimer son indignation en traitant délibérément Haïti avec désinvolture. « L’Etat haïtien , a-t-il dit, n’existe pas. Comment peut-on comparer la République dominicaine à un Etat qui n’existe pas.”. Condescendance! Mépris! A chacun de choisir. Cela ne l’a pas pourtant empêché quelque mois plus tard, de proposer qu’un statut d’observateur soit octroyé à Haïti au sein de la Conférence ibéro-américaine.
D’autre part, bien avant le séisme du 12 janvier 2010, j’ai eu l’impression que les délégués dominicains dans les conférences internationales avaient reçu pour consigne d’être les premiers à solliciter la bienveillance internationale vis-à-vis d’Haïti . Ils le faisaient avec une passion et un empressement tels qu’au moins une fois, j’avais trouvé déplacée l’une de leurs interventions. C’était quand Bill et Melinda Gates avaient été invités par le président de la BID pour rencontrer les représentants des pays de la Caraïbe et de l’Amérique centrale au conseil d’administration de l’institution. Quelle ne fut pas ma surprise de voir le délégué dominicain demander le premier la parole pour implorer la Fondation Gates de venir en aide « à ses frères d’Haïti ». J’ai dû par la suite rappeler au collègue trop entreprenant que le gouvernement haïtien n’avait pas encore désigné un Dominicain comme son représentant à la BID et qu’il fallait mieux s’abstenir de parler au nom d’Haïti dans ce genre de situation.
Je me rappelle aussi l’attitude ambivalente d’un membre éminent de l’establishment dominicain, le très expérimenté chancelier Carlos Morales Troncoso, lors de la deuxième Conférence internationale pour le développement économique et social d’Haïti , tenue à Madrid du 26 au 30 Novembre 2006. Le chancelier qui était à la tête d’une forte délégation dominicaine avait tenu à rappeler que son pays appuyait fortement Haïti tant par solidarité que par nécessité, car, affirmait-il, un effondrement institutionnel d’Haïti menacerait la viabilité de l’Etat dominicain. Il s’était montré d’une sincérité étonnante pour un diplomate chevronné. Il a dit que son pays ferait tout pour contribuer à la solution des problèmes d’Haïti. Mais il a tenu à rappeler de façon péremptoire que, quand il s’agit de l’immigration illégale haïtienne, « il ne peut ni renoncer à la souveraineté nationale ni contribuer à l’anéantissement de l’Etat dominicain. Ceci ne figure pas dans l’agenda national et cela doit être clair et compris aujourd’hui et pour toujours. Qu’on nous demande de renoncer à observer et à faire observer nos lois nous paraît outrageant. Suggérer que nous n’appliquions pas nos lois et notre Constitution c’est come nous demander de renoncer à notre souveraineté et à l’Etat de droit que nous considérons comme le fondement de la République. Nous rejetons absolument les accusations de discrimination , d’esclavage et de mauvais traitement . Nous les rejetons parce qu’elles sont fausses, non fondées et parce qu’elles sont basées sur des interprétations arbitraires de la réalité » .
A sept ans d’intervalle, c’est exactement le même discours que les tenants de la Résolution 168-13 tiennent aujourd’hui pour justifier leurs décisions. Je rappelle que ces propos musclés du chancelier Troncoso étaient tenus au cours d’une conférence organisée pour réfléchir aux meilleurs moyens de nous venir en aide. Face à la violence de ce discours , d’importants membres de la délégation haïtienne, dont les ministres du Plan et de la Coopération externe, de l’Economie et des Finances avaient laissé la salle de manière ostensible pour exprimer leur désaccord. Heureusement que le Premier ministre haïtien d’alors, Jacques-Edouard Alexis, avait donné élégamment et fermement au chancelier la réponse qu’il fallait tout en indiquant que cette Conférience de Madrid n’était pas le forum approprié pour discuter du dossier de l’immigration légale ou illégale. Par la suite, et pour le reste de la conférence , Don Morales Troncoso s’était montré très courtois vis-à-vis de la délégation haïtienne. Si le ministère des Affaires étrangères et des Cultes s’imagine que l’accord signé au Venezuela contribuera à résoudre le problème posé par la Résolution 168-13, il se trompe lourdement. Les dirigeants haïtiens qui n’ont pas su –ou pas pu- mobiliser nos partenaires sur le dossier choléra, avec toutes ses conséquences néfastes pour le peuple haïtien , se croient-ils maintenant assez futés pour régler tout seuls le problème de la Résolution 168-13? Quoi qu’il en soit, je ne serais, pour ma part, nullement surpris que nos voisins entreprennent de déporter vers notre pays des Dominicains et des Haïtiens durant les fêtes de fin d’année. En application directe de l’arrêt du Tribunal constitutionnel. Ou pour d’autres motifs liés à leur notion de souveraineté nationale. Je recommanderais donc aux autorités haïtiennes de se préparer à cette éventualité.
Ericq Pierre Rochasse091@yahoo.com le 25 novembre 2013
Le Nouvelliste