Au sujet de l’arrêt de la Cour constitutionnelle de la République dominicaine.

 Une décision inique et scandaleuse

 Par : Robert Paret

Le gouvernement dominicain se trouve pris dans un imbroglio, suite à la décision de la Cour constitutionnelle de l’Etat de déchoir de la nationalité dominicaine  tout citoyen dominicain ou toute citoyenne dominicaine ayant pris naissance  sur le territoire national après 1929, de parents haïtiens ou d’origine haïtienne. Mesure touchant même, contre toute logique, tout natif, d’une région quelconque de la république, descendant d’un  couple  mixte haïtien-dominicain.

Cette décision, pour le moins inique et scandaleuse, s’oppose à toutes les lois ou conventions internationales relevant du respect de la dignité humaine et va à l’encontre de « la déclaration universelle des droits de l’homme ». Engagements auxquels la République dominicaine a librement souscrit. De ce fait, elle soulève la réprobation d’une grande partie de la communauté internationale. Qui pis est, bon nombre de dominicains, non-concernés par cette décision, la désapprouvent, craignant de voir leur pays couvert d’opprobre. Car, comme ils pensent, avec  raison, cette  cynique mesure risque de placer leur pays au ban des  Etats démocratiques.

Car, comment concevoir que des citoyens d’une nation soient déclarés apatrides, après  qu’ils aient été reconnus par l’Etat comme des nationaux, avec tous les droits et privilèges que leur accorde  la nationalité? Après qu’ils aient joui de leurs prérogatives constitutionnelles et accompli leurs devoirs  envers la nation? Comment dénier la nationalité dominicaine à tant d’hommes et de femmes, de plusieurs générations, qui  ont opté pour la nationalité dominicaine, en vertu de la loi de l’Etat dominicain du «Jus  soli»?  Alors qu’ils auraient pu revendiquer la nationalité haïtienne, d’après la loi du «Jus sanguinis» appliquée en Haïti. Pense-t-on radier des rangs de l’armée dominicaine tous les soldats apparentés à des haïtiens? Voudrait-on rayer des archives de la nation, les traces des généraux dominicains d’origine haïtienne qui ont accompagné l’histoire de la nation? La Cour constitutionnelle peut-elle nier l’ascendance haïtienne de certains chefs d’Etat dominicains ? Ulises Heuraux et Rafael Leonidas Trujillo Molina, pour sûr.  Que compte-t-on faire de ces nombreux enseignants et professionnels haïtiens ou de souche haïtienne, qui travaillent depuis de nombreuses années dans les écoles,  les universités  dominicaines et dans divers champs d’activités, avec une compétence reconnue ? Saurait-on nier la participation et la contribution de ces braves gens dans la vie économique, politique et sociale de l’Etat dominicain?

Quand on sait que la loi dispose pour le futur et qu’elle n’a pas d’effet rétroactif, dans ce cas précis, on s’étonne qu’une si haute instance de justice ait pu remettre en cause ce principe universellement admis. Créant de la sorte des préjudices à des milliers d’individus accoutumés, depuis plusieurs générations, à une forme d’existence établie.

De plus, peut-elle nier tout un pan de l’histoire politique récente de la République dominicaine ? Car, nul n’ignore que l’une des figures les plus marquantes de la politique dominicaine du 20ème siècle, avec le Dr. Joaquín Balaguer et le professeur Juan Bosch, était le Dr. José Francisco Peña Gómez. Homme politique d’une exceptionnelle envergure  qui a joué un rôle important dans l’évolution politique et sociale de son pays durant près de 40 ans.

 Né à Mao, Valverde, le 6 mars 1937, de parents immigrants haïtiens illégaux: Oguis Vincent et Maria Marcelino (ou Marie Marcelin). Il avait à peine 1 an lorsqu’il échappa, par miracle, au massacre de 1937, et que ses parents avaient dû s’enfuir en Haïti. Au cours de ces événements, il fut recueilli par une famille de sa ville natale, compatissant à ses malheurs. Devenu adulte, Il entreprit de brillantes études à Santo-Domingo (Université autonome  de Sto.Dgo.), aux Etats –Unis ( Havard  University & Michigan University), à Paris (Sorbonne). En 1961, il intégra le parti révolutionnaire dominicain (PRD). Par la suite,  Il fut nommé maire de Santo Domingo de 1982 à 1986. Lors des élections de 1994, il se présenta comme candidat à la présidence et obtint la majorité des suffrages exprimés. Toutes les statistiques le donnaient gagnant de ces joutes électorales. Cependant, les nombreuses fraudes et irrégularités constatées profitèrent à son adversaire, le Dr. Joaquin Balaguer. Suite aux  nombreuses protestations locales et internationales et des mouvements de grèves déclenchés dans tout le pays, qui durèrent deux mois, on aboutit à un accord appelé : « Pacto de la democracia » qui prévoyait une réduction de 2 ans du mandat du président Balaguer et l’organisation d’une élection anticipée. En 1996, il se présenta à nouveau  comme candidat et recueillît, dès le premier tour, 46% des votes. Le plus grand score jamais obtenu par un candidat à la présidence en République dominicaine. Pour barrer  l’accès du pouvoir à «l’Haïtien », il se créa une entente, que d’aucuns qualifient de mésalliance, entre le PRSC du Président Joaquín Balaguer et le PLD de l’ex. Président Juan Bosch, deux ennemis politiques qui s’opposèrent durant plus d’une trentaine d’années. Cette entente favorisa l’accès au pouvoir du candidat  du PLD, Leonel Fernández.

Tenant compte de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, on est en droit de se poser cette question : En cette pénible situation, qu’en serait-il du destin du Dr. José Francisco Peña Gómez  s’il était encore de ce monde ? L’infamie dont on voudrait le couvrir serait, à n’en point douter, à la mesure de l’indignation qu’il ressentirait de se voir déchu de la nationalité d’un pays qu’il a tant aimé  et auquel il a tant donné. Et le prestige dont jouit cette institution, que l’on qualifie d’honorable, s’en trouverait à tout jamais bafoué.

De ces considérations, on peut déduire que la présence haïtienne en République Dominicaine, à quelle qu’époque que ce soit, n’a jamais été tolérée. Sauf pour des raisons de stratégie  économique. D’où le motif de cette mesure aberrante  qui dissimule mal  l’hypocrisie qu’elle revêt, tout en laissant transpirer, comme le pensent la plupart des observateurs, son caractère xénophobe  reflétant un racisme primaire.

 Cependant, même si elle suscite de nombreuses protestations, et est dénoncée ici comme ailleurs, le contentieux qu’elle soulève demeure un  problème interne, relevant de la souveraineté d’un Etat indépendant. Emanant de la plus haute instance juridique du pays, elle demeure sans recours. Vue sous cet angle, elle déroute par la logique qui la supporte et étonne par le manque de lucidité qui l’a motivée, tenant compte des  graves  conséquences qui pourraient en découler. Car de nos jours, les relations internationales entre Etats  et, de plus,  les réalités socio-économiques qui touchent les deux peuples, depuis près de deux cents ans de cohabitation, ne peuvent s’accommoder de pareille dérive, nonobstant les rapports souvent conflictuels qui ont souvent émaillé leur relation.

Dans ce nouveau dilemme, même si la République d’Haïti n’est  concernée  que par la relation filiale qui la lie aux principales  victimes, elle ne saurait rester indifférente  au constat de cette grave violation des droits de l’homme, en regard des conventions qu’elle a signées et des luttes d’avant-garde qu’elle a menées pour le respect de la dignité humaine. Toutefois, sans faire d’amalgame, et compte tenu des réalités de terrain liées aux  implications de cette décision, il est important  d’observer qu’un problème connexe, tout aussi crucial que le premier, vient se greffer sur le litige en débat. Il s’agit des conditions de vie déplorables d’une importante communauté d’haïtiens évoluant dans divers domaines  en République dominicaine. Ce qui risque de compliquer la situation et de la rendre préjudiciable aux deux Etats. Le danger frappe déjà  à la porte de ces haïtiens légaux ou clandestins.

  Dans cette atmosphère troublante, on croit déceler les mêmes prémices qui ont engendré le massacre de 1937. Effroyable événement qui a occasionné, selon certains historiens, la mort d’environ vingt mille hommes, femmes et enfants, Dominicains de pure souche et émigrés Haïtiens non-identifiés. Tous, se confondant par la couleur de leur peau, ont été passés au fil des baïonnettes, pour satisfaire l’hystérie démoniaque du dictateur dominicain Rafael Leonidas Trujillo Molina et de ses sbires. Quand on sait que cette décision de la Cour constitutionnelle s’inspire de la pensée rétrograde de cette même classe de réactionnaires et de racistes, on peut craindre le pire. Car, comme au temps de la tuerie, dite du  « perejil », ces ressentiments xénophobes semblent refaire surface et  une nouvelle épuration raciale n’est pas à écarter, même si on pense que, de nos jours, certaines monstruosités de ce genre ne seront plus admises. Qu’en sait-on ? Après tout, le génocide du Rwanda n’est pas si loin.

La morale condamne  cette forme d’exploitation éhontée de l’homme par l’homme, et Claude Julien dans son livre : « Sucre amer » a bien fait ressortir cette ignominie et l’impact social qu’elle cause: déracinement et conditions de travail défavorables, voire  humiliantes. Rien n’est nouveau sous le ciel dominicain. Comme toujours, dans cette galère, l’exploitation se fait sur une base discriminatoire  et raciste tendant à présenter  « l’élément » haïtien comme une bête de somme, uniquement bon pour ce genre de corvée. Pour cette raison, nulle  complaisante casuistique ne saurait dédouaner l’Etat haïtien de ses responsabilités envers les citoyens haïtiens qui vivotent dans les champs de cannes des sucreries de « la Romana », « Higuey » et autres lieux, ou qui se trouvent accablés dans d’autres activités, dans des conditions infrahumaines. D’où l’obligation d’y remédier, en créant des opportunités de travail sur le territoire national. Le déshonneur  et la honte qui s’attachent à cette déchéance ne sont donc pas à mettre, seulement, au compte des exploitants dominicains qui ne cherchent que leur profit et ne s’embarrassent d’aucunes  considérations éthiques ou  humanitaires. En conséquence, Il importe que les rapports  ataviques, qui perdurent depuis déjà près de deux cents ans  et qui tendent à devenir chroniques, se rangent dans les oubliettes de l’histoire, pour que cessent les hostilités entre les citoyens des deux bords de la frontière, afin qu’ils vivent dans la convivialité, en intelligente complicité.

De cette catacombe de douleur, on peut espérer, encore, voir surgir une clarté de lumière. Comme celle qu’a fait naître un jeune émigré haïtien qui est devenu, en quelques mois, l’une des plus grandes vedettes du show-business en République dominicaine. Roman Dorléan, alias Rumai, vendeur de « douces », établi en République dominicaine depuis quelques années, fait un véritable tabac dans le milieu artistique. Un petit jingle intitulé : « Palito de coco », composé sur un rythme de rabòday pour présenter son produit  à travers les rues  de la ville où il vit, est devenu un hit à succès, au point que plusieurs groupes musicaux dominicains et latino-américains se le sont appropriés et le jouent sans relâche à la radio et sur toutes les scènes des principales chaines de TV locales et étrangères. A ce rythme, Rumai  risque de sortir de son état de vendeur de douces pour devenir un riche entrepreneur. A condition qu’il soit supporté  par les gouvernants et institutions de son pays, afin  qu’il obtienne aide et protection, lui permettant de jouir pleinement de son œuvre. Tous nos vœux l’accompagnent.

Pèlerin, octobre 2013.

Robert Paret- paretrobert@yahoo.fr