SOS pour les Haïtiens en République dominicaine: lettre ouverte au Premier ministre haïtien Evans Paul

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Docteur en économie, Analyste politique, auteur de l’essai intitulé "Immigration, Intégration. Un malaise persistant"

Monsieur le Premier ministre,

Nous savons depuis bien longtemps que des dizaines de milliers d'Haïtiens souffrent le martyr dans les bateys en République dominicaine. Mais les actes racistes, dont sont de plus en plus victimes nos compatriotes dans ce pays voisin, notamment depuis la publication par la Cour constitutionnelle dominicaine d'un arrêt supprimant la nationalité dominicaine à environ 250.000 Dominicains d'origine haïtienne, montrent clairement que les relations haïtiano-dominicaines sont, plus que jamais, à revoir.

Monsieur le Premier ministre, même s'il faut laisser une place au dialogue direct entre les deux pays, l'heure n'est plus aux tergiversations. Il importe donc de porter cette question sur la scène internationale, notamment en saisissant le Conseil des Droits de l'Homme des Nations unies, d'une part, et en mobilisant la diaspora haïtienne et les amis d'Haïti, d'autre part, pour une véritable campagne de mobilisation visant à faire respecter la dignité de nos compatriotes en terre dominicaine. Bien sûr, une telle campagne, qui devrait prendre de l'ampleur grâce aux réseaux sociaux, ne plaira pas du tout "aux dirigeants dominicains qui redoutent les effets négatifs pour l'image de leur pays sur le plan international et les conséquences sur leur économie, surtout sur l'industrie touristique" (Haïti Monde No. 6, avril 2014). Mais c'est visiblement le seul moyen de les pousser à respecter le droit international.

A l'époque où votre prédécesseur, l'ancien Premier ministre Laurent Lamothe, était ministre des Affaires étrangères, il avait plaidé pour la normalisation des rapports entre les deux pays en se disant déterminé à mettre en œuvre des ressources diplomatiques capables de résoudre les problèmes auxquels font face les Haïtiens à travers le monde. Il avait alors reconnu que seules des mesures conjoncturelles avaient été adoptées (Le Matin, 17 novembre 2011). Force est de constater que, près de quatre ans plus tard, ces mesures n'ont absolument pas porté leurs fruits car le problème de la violation des Droits de l'Homme dont sont victimes nos compatriotes en République dominicaine -où vit la deuxième plus grande communauté de la diaspora haïtienne après les Etats-Unis- est loin d'être résolu. 

Une situation qui nous rappelle étrangement celle décrite déjà, en 1965, par Leslie F. Manigat dans son article intitulé "La crise haïtiano-dominicaine de 1963-1964" dans la Revue française de science politique, où il a rappelé que cette crise haïtiano-dominicaine résultait d'un premier problème d'inégale pression démographique sur les ressources disponibles dans les deux parties de l'île. Un problème qui, selon lui, "s'aggravait d'un inégal développement économique qui attirait vers l'industrie sucrière dominicaine la main-d'œuvre rurale haïtienne", que l'agriculture traditionnelle réduisait au chômage partiel. Pendant longtemps, a existé en République dominicaine une sorte de peur instinctive d'un raz-de-marée venu de l'Ouest et le souvenir des invasions militaires haïtiennes du XIXe siècle n'a pas été sans donner quelque consistance au mythe d'une submersion de l'élément dominicain (que l'idéologie officielle "trujilliste" considérait comme un "blanco de la tierra") dans la masse noire haïtienne. D'ailleurs, c'est pour échapper à ce risque que la République dominicaine avait été détachée, au milieu du siècle dernier [le XIXe], de l'unité haïtienne, et avec l'aide des puissances blanches, avait réussi à maintenir contre Haïti sa nationalité distincte, fondée sur les différences d'ethnie (la race blanche par rapport à la race noire) et de civilisation (la culture espagnole et catholique par rapport à la culture française et africaine).

Pendant 30 ans (1930-1960), le dictateur dominicain Trujillo, créateur de l'armée dominicaine moderne, avait avivé chez son peuple la conscience de cet antagonisme et érigé une doctrine dominicaine de supériorité raciale au nom de laquelle il avait fait massacrer, en 1937, des dizaines de milliers de paysans haïtiens établis en République dominicaine pour enrayer ce qu'il appelait une "invasion pacifique indésirable". Pendant l'ère de Trujillo, les deux peuples en étaient venus à se considérer comme des ennemis héréditaires ayant traîné, à travers le XIXe siècle et jusque dans les années 1930, une contestation de frontières au nom des droits historiques d'une part, et des frontières naturelles d'autre part, avec à l'arrière-plan, une volonté de conquête pour réaliser l'impossible "unité de l'île" au profit de l'un ou de l'autre. Une bien difficile coexistence, en vérité, génératrice de crises dont la dernière en date est celle de 1949-1950. C'était mutatis mutandis une "réédition tropicale du problème franco-allemand".

 

En vous remerciant de toute l'attention que vous voudrez bien accorder à ma lettre, je vous prie de croire, Monsieur le Premier ministre, en l'expression de ma plus haute considération.

Huffington Post.